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(fr) CNT-AIT - PRESTIGE DE LA TERREUR de Georges Henein: à propos des «guerres justes» et de leurs méthodes inhumaines
Date
Wed, 6 Aug 2025 18:13:05 +0100
Préface de la publication en ligne de 2019: ---- Ce texte a été écrit
par le poète surréaliste égyptien Georges HENEIN, au lendemain du
bombardement d'Hiroshima, le 8 aout 1945. ---- Georges Henein
(1914-1973) était un poète surréaliste égyptien. Né au Caire en 1914, il
fait ses études en Europe, se liant d'amitié avec André Breton et Henri
Calet. Revenant de Paris dans les années 1930, il assure la diffusion du
surréalisme au Caire en fondant le groupe «Art et liberté» (auquel
participa entre autres Albert Cossery), puis en créant la revue «La Part
du sable» avec le poète Edmond Jabès et le peintre Ramsès Younane. Puis
il codirige à Paris le bureau de liaison surréaliste «Cause», mais dès
1948, il s'éloigne du mouvement surréaliste. ---- A l'annonce de la
destruction d'Hiroshima, il publia le pamphlet politique Prestige de la
Terreur, qui exprime toute sa révolte et fureur contre l'infamie du feu
nucléaire et au delà sont rejet de la guerre.
Face à cette terreur des guerres dites «justes», et contre la dictature
des «moyens», il en appelle aux prestiges de l'utopie, concluant son
texte par ses mots, en majuscules: «IL N'EST QUE TEMPS DE REDORER LE
BLASON DES CHIMÈRES...»
Alors que se profilent de nouvelles guerres «justes» de par le monde, ce
texte reste terriblement d'actualité ...
======
Addendum Juillet 2023
Les USA livrent au gouvernement Ukrainien des bombes à sous-munition, au
mépris de leur interdiction internationale et au nom d'une guerre pour
le Droit et la Morale ...
Addendum Octobre 2023: Gaza-Israël: déshumanisation et punition collective
En réponse au massacre perpétré par les terroristes du Hamas du 7
octobre 2023, le gouvernement Israélien s'affranchit de toute éthique
(s'il lui en restait encore ...), comparant les palestiniens à des
«animaux». La déshumanisation de l'ennemi est la marque de la barbarie.
Tsahal, Hamas, assassins! Par ailleurs la coupure de l'électricité et de
l'eau à la population de Gaza est une punition collective aussi injuste
qu'improductive.
««Nous sommes en guerre pour assurer notre survie. Nous allons vaincre
(ces) animaux humains», a déclaré le premier ministre israélien depuis
la Knesset.» (Le Figaro, 9 octobre 2023)
(voir aussi la déclaration de la CNT-AT «HALTE A LA BARBARIE» )
Addendum 2025:
Il y a 80 ans, les très démocrates Etats Unis d'Amérique vitrifiaient
140 000 personnes à Hiroshima, réduite à néant en une fraction de seconde.
Aujourd'hui, Gaza a été rayé de la carte par la «seule démocratie du
moyen orient.
La similitude des photos des deux champs de ruine glace d'effroi.
«Contre l'odieux accouplement du conformisme et de la terreur, contre la
dictature des» moyens» oublieux des fins dont ils se recommandent, la
Joconde de l'utopie peut, non pas l'emporter, mais faire planer à
nouveau son sourire et rendre aux hommes l'étincelle prométhéenne à quoi
se reconnaîtra leur liberté recouvrée.
IL N'EST QUE TEMPS DE REDORER LE BLASON DES CHIMÈRES ...»
Georges HENEIN, Le Caire, le 17 Aout 1945.
PRESTIGE DE LA TERREUR |Georges Henein]
Finir les fers au pied, c'eut été le but d'une vie. Mais c'est une
volière à barreaux. Indifférent, autoritaire, sans gêne, le bruit du
monde fluait et refluait à travers le grillage; le captif, au fond,
était libre: il pouvait prendre part à tout, rien ne lui échappait au
dehors; il eut pu même déserter la cage; les barreaux se distendaient
sur la largeur d'un mètre; il n'était même pas pris.
FRANZ KAFKA.
LE 8 AOUT 1945.
Ceci n'est pas une thèse. Car une thèse non seulement s'écrit de sang
froid et avec toutes les précautions littéraires d'usage, mais encore
nécessite une accumulation de références et de données plus ou moins
statistiques à quoi je m'en voudrais de sacrifier le mouvement de
révolte et de fureur qui me dicte ce texte. De plus, l'ancien public des
thèses, désertant toute réflexion prolongée, se complait aujourd'hui
dans la lecture des multiples » Digest » en circulation et dans le récit
des intrigues sentimentales, diplomatiques et policières qu'une presse
rompue à toutes les ignominies lui sert, chaque matin, avec le déjeuner.
Ceci n'est pas une thèse et ne se satisfait pas de n'être qu'une
protestation. Ceci est ambitieux. Ceci demande à provoquer les hommes
couchés dans le mensonge; à donner un sens et une cible et une portée
durable au dégout d'une heure, à la nausée d'un instant. Les valeurs qui
présidaient à notre conception de la vie et qui nous ménageaient, ça et
là, des îlots d'espoir et des intervalles de dignité, sont très
méthodiquement saccagées par des événements où, pour comble, l'on nous
invite à voir notre victoire, à saluer l'éternelle destruction d'un
dragon toujours renaissant. Mais à mesure que se répète la scène, n'êtes
vous pas saisi du changement qui s'opère dans les traits du héros? Il
vous est pourtant facile d'observer qu'à chaque nouveau tournoi,
Saint-Georges s'apparente sans cesse de plus près au dragon. Bientôt
Saint-Georges ne sera plus qu'une variante hideuse du dragon. Bientôt
encore, un dragon camouflé, expert à nous faire croire, d'un coup de
lance, que l'Empire du Mal est terrassé!
Le 8 Aout 1945, restera pour quelques-uns, une date intolérable. Un des
grands rendez-vous de l'infamie fixés par l'Histoire. Les journaux
rapportent avec délices les effets de la bombe atomique, futur
instrument de polémique, de peuple à peuple. Les émissions
radiophoniques de la soirée annoncent l'entrée en guerre de l'Union
Soviétique contre les cendres et les ruines du Japon. Deux événements,
d'ampleur inégale sans doute, mais qui participent de la même horreur.
L'opinion mondiale s'était, il y a dix ans, dressée frémissante pour
protester contre l'usage de l'ypérite par les aviateurs fascistes lâchés
sur l'Éthiopie. Le bombardement du village de Guernica, rasé au sol par
les escadrilles allemandes en Espagne, a suffi à mobiliser - dans un
monde encore fier de sa liberté - des millions de consciences justes.
Quand Londres, à son tour, fut mutilée par les bombes fascistes, on sut
de quel côté de l'incendie se situaient les valeurs à défendre. Puis
l'on nous apprit que Hambourg brulait du même feu que Londres, l'on nous
instruisit des bienfaits d'une nouvelle technique de bombardement
appelée » bombardement par saturation » à la faveur de laquelle
d'immenses zones urbaines étaient promises à un nivellement inéluctable.
Ces pratiques perfectionnées, ces suprêmes raffinements dans le meurtre
n'avaient rien qui put rehausser la cause de la liberté, le parti de
l'homme. Nous étions plus que quelques uns, ici, en Grande Bretagne, en
Amérique, à les tenir pour aussi détestables que les diverses formes de
supplice mises au point par les Nazis. Un jour, c'était une ville
entière qui était » nettoyée » par un raid de terreur. Le lendemain, une
gare où s'entassaient des milliers de réfugiés, est, grâce à un
super-viseur scientifique, criblée à mort. Ces jeux inhumains
apparaissent soudain dérisoires, maintenant que la bombe atomique a pris
service et que des bombardiers démocratiques en essaient les vertus à
même le peuple japonais! Qu'importe en effet l'assassinat prémédité de
quelques dizaines, de quelques centaines de milliers de civils japonais.
Chacun sait que les japonais sont des jaunes et, par surcroît
d'impudence, de méchants jaunes, - les chinois représentant les jaunes »
gentils «. Un personnage qui n'est pas un » criminel de guerre » mais
l'Amiral William Halsey, n'a-t-il pas déclaré: » Nous sommes en train de
bruler et de noyer ces singes bestiaux de Japonais à travers tout le
Pacifique, et nous éprouvons exactement autant de plaisir à les bruler
qu'à les noyer «. Ces mots exaltants et rassurants quant à l'idée que
les chefs militaires veulent bien se faire de la dignité humaine, ces
mots ont été prononcés devant un opérateur d'actualités ...
Saint-Georges exagère. Il commence à nous paraître plus répugnant que le
dragon.
* * *
Au point auquel nous ont portés les derniers développements de la
politique et de la guerre, il est indispensable d'affirmer que le
bien-fondé d'une cause doit se juger, essentiellement et d'abord, sur
les moyens qu'elle met en oeuvre. Il est indispensable d'établir, au
profit des causes qui risquent encore d'en appeler au meilleur de
l'homme, un inventaire des moyens non-susceptibles d'obscurcir le but
poursuivi. Le recours à la délation face à une nécessité passagère, se
traduit, en peu de temps, par une administration de la délation. Il se
forme aussitôt chez une partie des citoyens, un pli de la délation, -
chez l'autre partie, une hantise de la délation. Voulez-vous aiguiller
le débat vers les fins ultimes desquelles chacun se réclame, on se
lèvera, en inspectera le pilier et l'aspect de l'escalier, on fermera
ensuite la porte à double tour et l'on ne s'exprimera qu'en termes
mesurés et selon un mode d'esprit devenu subitement académique. Le moyen
est passé à l'état d'institution. Il coupe en deux la vie d'une nation,
la vie de chaque homme. Et il en va de même des autres moyens volés à
l'ennemi pour mieux le dominer et le détruire, mais dont on découvre - à
victoire remportée - qu'ils ont été élevés au rang de difformités
nationales, de tares intellectuelles soigneusement protégées contre les
révoltes possibles de la raison. C'est ainsi que le culte de
l'infaillibilité du chef, le renforcement délirant des fausses
hiérarchies, la mainmise sur toutes les sources d'information et tous
les instruments de diffusion, l'organisation frénétique du mensonge
d'État à toutes les heures de la journée, la terreur policière
croissante à l'égard des citoyens attachés à leur relative lucidité, -
sont devenus des formes communément admises du progrès politique et
social! Et c'est précisément contre un si puissant concours
d'aberrations qu'il faut nous répéter, sans répit, l'évidence suivante:
Que le prolétariat ne saurait songer a s'élever en recourant aux moyens
par lesquels ses ennemis s'abaissent. Qu'une sorte de socialisme qui
devrait son avènement à des prodiges d'intrigue, de délation, de
chantage politique et d'escroquerie idéologique, serait vicié à
l'origine par les instruments mêmes de sa victoire, et l'homme et les
peuples pécheraient par excès de candeur s'ils en attendaient autre
chose qu'un changement de ténèbres.
Le 8 Aout 1945, alors que fume encore la plaie béante d'Hiroshima,
ville-martyre choisie pour l'essai de la première bombe atomique, la
Russie de Staline assène au Japon le fameux coup-de-poignard-dans-le-dos
breveté par Mussolini. Cependant celui-ci aurait tort de se retourner
dans sa tombe, en rêvant de droits d'auteur. Car on ne s'est pas
contenté de plagier ses beaux gestes; on a voulu ajouter à son apport
historique. Le texte de la déclaration de guerre soviétique nous informe
en effet que cette entrée en guerre de l'URSS n'a d'autre but que »
d'abréger la guerre » et » d'épargner des vies humaines »! Trêve de
petits moyens, - voilà donc une fin en elle-même, une fin dont nul ne
contestera qu'il soit difficile d'égaler la noblesse. Et pendant des
siècles à venir, les trouvères staliniens de la Mongolie extérieure
auront loisir d'épiloguer sur le caractère pacifiste et humanitaire de
la décision du Maître.
Le 8 Aout 1945 est une des dates les plus basses dans la carrière de
l'humanité.
DES GUERRES JUSTES ET DU DANGER DE LES GAGNER.
Plusieurs années avant que le monde ne soit précipité dans la guerre
contre le fascisme, d'âpres discussions firent rage dans les mouvements
de gauche entre adeptes du pacifisme intégral et militants de la lutte à
mort contre la tyrannie. Un des thèmes qui revenaient le plus souvent
dans ce long échange d'idées et d'arguments, était celui des » guerres
justes «. Avec une habileté qui n'était pas toujours à toute épreuve,
les pacifistes intégraux s'employaient à démontrer qu'il n'existait pas
de guerres justes. Que prétendre combattre la tyrannie par la guerre
c'était se livrer soi-même à la tyrannie d'un appareil militaire sans
frein, de lois d'exception sans pitié, de politiciens investis des
pouvoirs les plus arbitraires et plus ou moins dispensés d'en rendre
compte. La guerre en elle-même et à elle seule, constitue une tyrannie
qui ne le cède en rien à celle que vous vous proposez d'abattre, nous
disaient sans nous convaincre les théoriciens du pacifisme intégral.
Ils se trompaient. Il existe des guerres justes. Mais le propre des
guerres justes est de ne pas le demeurer longtemps.
N'oublions pas que les guerres » justes «, si elles produisent des Hoche
et des Marceau, produisent par ailleurs des Bonaparte, ce qui est, pour
elles, une façon particulièrement démoniaque de cesser d'être justes.
Mais d'autre part - et en l'absence de tout Bonaparte à l'horizon - une
guerre » juste » se distingue des ordinaires expéditions de brigandage,
en ce qu'elle impose à ceux qui en prennent charge, un rythme et des
exigences qui leur sont difficilement tolérables. Pour tenir en éveil
une entreprise fondée sur la ferveur populaire, il faut que les équipes
responsables de la conduite de la guerre aient la claire audace de
laisser aux forces mouvantes sur lesquelles elles s'appuient, leur
caractère de masses en combustion, - de masses en plein devenir et
conscientes du sens de leur élan. Mais la règle persistante chez les
meneurs de peuples - souvent même chez ceux qui semblent venir tout
droit de la ligne de feu ou du meeting d'usine est d'user de leur poids
hiérarchique pour ramener les forces motivantes qui leur sont confiées,
dans les cadres traditionnels d'un pays en guerre. Et quand je dis »
cadres traditionnels «, j'entends rationnement de la vérité,
rationnement de l'enthousiasme, rationnement de l'idéal. J'entends
raidissement arbitraire des forces mouvantes d'une nation, sur l'ordre
de ceux qui redoutent dans le » mouvement » d'aujourd'hui, le »
bouleversement » de demain. Ces cadres traditionnels - simples masques à
poser sur le visage de telle ou telle guerre pour en effacer
l'expression originale et la rendre semblable à toutes les autres - on
peut les emprunter tantôt des archives du Musée de la Guerre, tantôt des
pratiques de l'ennemi. Cela s'appelle: dans un cas, » s'inspirer des
leçons du passé «, dans l'autre, » profiter de ce que votre adversaire
vous apprend «.
Ce ternissement des valeurs vives du présent que l'on est toujours prêt
à envelopper dans de vieilles formules sacramentelles comme dans un
linceul, ce transfert dans le camp de la justice des procédés et des
routines mentales de l'ennemi, le déroulement de la guerre contre le
fascisme ne nous en offre que trop d'exemples. Il me souvient nettement
que le premier communiqué de guerre soviétique s'achevait par la mention
d'un soldat allemand, cité nommément, qui s'était dirigé vers un poste
russe en déclarant ne pas vouloir prendre les armes contre un État
prolétarien. Cette seule phrase du communiqué rendait, devant
l'histoire, un son plus éclatant que les exploits motorisés qui la
précédaient ou qui l'ont suivie. Elle attestait, par-dessus le fracas du
combat, que la fraternité des travailleurs gardait et devait garder le
pas sur la division des hommes en groupes ethniques et nationaux. Là
était le bien à préserver entre tous, - la vertu susceptible de faire
craquer les cadres vermoulus de la guerre entre nations. Et pourtant
c'est, encore une fois, vers ces cadres traditionnels, que les
travailleurs furent reconduits, furent égarés. Au lieu d'exalter les
héros populaires russes et allemands qui s'étaient jadis tendu la main
en de mêmes luttes libératrices, les services de propagande soviétiques
se complurent très vite dans un pathos effroyable d'où n'émergèrent que
des figures parmi les plus sinistres de l'histoire de Russie. Le prince
Alexandre Nevsky connut à nouveau toutes les enflures de la gloire parce
qu'en l'an 1242 il eut la bonne fortune de mettre en déroute les
Chevaliers de l'Ordre Teutonique. Par contre le souvenir d'un Pougachev
et d'un Stenka Razin - champions légendaires de la cause paysanne - fut
mis en veilleuse car il était jugé que ces personnages avaient par trop
malmené les autorités de leur temps. Le 7 Novembre 1941, s'adressant aux
combattants de l'Armée Rouge, Staline offrit à leur vaillance d'étranges
antécédents: » Puissiez-vous, leur dit-il, être inspirés par les
courageuses figures de vos ancêtres: Alexandre Nevsky, Dimitri Donskoy,
Kuzma Minin, Dimitri Pozharsky, Alexander Suvorov, Mikhail Kutuzov. » [1]
L'héroïsme ancestral n'a, dans aucune armée, eu beaucoup de prise sur le
moral des soldats. Mais quant aux ancêtres taillés en icônes par Staline
et présentés au pieux baiser des masses, il n'en est pas un seul qui
n'ait eu, par rapport aux luttes du peuple russe pour s'arracher à son
grabat de misère, une fonction réactionnaire et haïssable. Que l'on ait
tenu à détourner vers de tels noms l'imagination héroïque des défenseurs
de l'URSS, il y avait déjà là de quoi frapper de sénilité une guerre
dont certains attendaient qu'elle améliorât le monde. La suite fut à la
hauteur de ce début. L'exhumation d'Alexandre Nevsky entraîna la
révision de huit siècles d'histoire européenne. Empruntant non plus du
passé mais de l'ennemi, Staline opposa à la théorie hitlérienne de la
mobilisation de l'Europe contre l'assaut asiate, un retour pur et simple
au panslavisme le plus borné. Les débats des différents Congrès
Panslaves organisés au cours de cette guerre, sur l'initiative de
Moscou, ont fait reculer l'intelligence au même titre que les émissions
de Radio-Berlin. Le long développement de l'Europe n'apparut plus que
comme prétexte à divisions raciales, sujet à un conflit ans cesse
renaissant entre Slaves et Germains. Le dernier Congrès Panslave (Sofia,
février 1945) a consacré l'existence d'un bloc slave héritier d'une
union scellée à travers des siècles de batailles et remontant à la
victoire de Grunewald (1410) remportée par les armées slaves unies
contre les Germains. Ainsi l'on a fini par se battre bloc contre bloc,
race contre race, insanité contre insanité! Ainsi les guerres » justes »
ne résistent-elles pas longtemps à l'infamante contagion des idées qu'il
leur était demandé d'anéantir. [2]
Je dis que nous assistons actuellement à une pénétration du comportement
politique hitlérien dans les rangs de la démocratie. Cette pénétration
ne scandalise presque personne; trop de gens y trouvent leur convenance
matérielle et leur confort moral. Cette pénétration s'étale dans tous
les journaux, dans toutes les nouvelles qui nous parviennent sur le sort
que l'on se prépare à faire au monde. Par exemple, l'annexion de
territoires sans l'agrément préalable des populations était communément
considérée comme un outrage au droit, relevant de la frénésie
impérialiste d'un Hitler. Or aujourd'hui, voilà que la chose se présente
tout différemment et sous le seul rapport de l'utilité nationale; tel
port m'est tout-à-fait utile et j'aimerai qu'il me fut octroyé, déclare
une puissance, - et si on lui objecte que ce port a toujours fait partie
d'une autre unité nationale, elle répondra que c'est possible, mais
qu'elle en a fort besoin et que sa victoire lui donne droit à ce petit
larcin. Ainsi en va-t-il désormais non pis d'un port ou d'une ville
isolée, mais de vastes ensembles de territoires devenus parfaitement
mobiles et aptes à changer de propriétaire en l'espace d'une nuit. Le
transfert de populations passait également pour une opération cruelle à
laquelle seuls les régimes de force se permettaient de recourir. Ces
transferts sont cependant envisagés aujourd'hui sur une échelle non
inférieure à celle des rafles sombres du nazisme. Ici, je laisse la
parole à Louis Clair, un des principaux collaborateurs de la revue
américaine » Politics » dont la capacité d'indignation nous aide à
respirer encore: «Les peuples sont déplacés comme du bétail; si vous me
donnez 500.000 allemands-sudètes, je m'arrangerais pour vous remettre
une certaine quantité de tyroliens; peut-être pourrions-nous, échanger
quelques allemands contre des machines-outils. Hitler, ici aussi, a mis
en marche un mécanisme qui est en train de prendre d'inquiétantes
proportions ... La précipitation avec laquelle les puissances
victorieuses se disputent la seule marchandise qui, en dépit des
perfectionnements de la technique, reste plus demandée que jamais - le
labeur d'esclave - est quelque chose de véritablement obscène.» [3]
Une guerre a été gagnée. Mais est-on tellement sur que Hitler ait perdu
la sienne?
» FAUTE DE MIEUX... «
Lorsque l'on s'interroge sur les raisons qui tendent à convertir une
guerre » juste » en une guerre ordinaire, en une guerre tout court, et
plus généralement lorsque l'on s'interroge sur les raisons qui enlèvent
aux masses le contrôle des causes élevées auxquelles elles se dédient,
l'on se trouve vite enfermé dans un circuit hallucinant. D'une part en
effet, l'ampleur et la concentration de la vie économique moderne ont
fait de chaque parti, de chaque syndicat, de chaque administration, des
organismes quasi-totalitaires qui poursuivent leur route en
s'abandonnant à leur propre poids spécifique et nullement en se référant
aux cellules individuelles qui les composent. Ces partis, ces syndicats,
ces administrations étatiques modernes sont protégés contre les
démarches de la raison critique (aussi bien d'ailleurs que contre les
sursauts affectifs et les révoltes du coeur) par leur seule et
souveraine pesanteur. Ces édifices déconcertants fonctionnent par la
grâce d'une humanité toute spéciale, d'une humanité d'initiés. Pour être
admis à présenter une motion au terme du Congrès d'un parti de gauche
tolérant quelque échange d'opinion, il faut une année de manoeuvres
extrêmement délicates à travers un dédale de secrétariats et de comités
qui rappellent à s'y méprendre les mystères de l'inaccessible Tribunal
où Kafka laisse trembler dans » Le Procès » - l'image indéfiniment
réfléchie de notre angoisse. Et si ces épreuves initiatrices sont
favorablement surmontées, si nul faux-pas n'est venu contrarier l'avance
de la motion, alors sans doute son objet se sera suffisamment estompé
pour ne plus susciter qu'un intérêt rétrospectif et presque de la pitié
pour qui se hasarderait à lui accorder son soutien. D'autre part, les
citoyens clairvoyants et énergiques, mieux encore, les individus
disposant d'un certain prestige intellectuel, qui seraient tentés
d'intervenir afin de rectifier l'orientation d'un parti, d'un syndicat
ou d'un gouvernement, savent trop bien que ces différents organismes ont
les moyens de tisser autour d'eux une toile mortelle, - une toile de
silence qui ne tarderait pas à les retrancher de toute vie publique.
Cette toile de silence s'est refermée à jamais sur quelques-uns des plus
brillants esprits de la société soviétique, - écrivains, savants,
journalistes, militants; elle serre de plus en plus près, en Europe et
en Amérique, d'autres esprits, résistants et purs, exagérément épris de
liberté ... Il est quelque chose de pire pour l'être civilisé que sa
perte de pouvoir sur les organismes qui le représentent et agissent en
son nom. C'est la résignation à cette perte. Résignation dont nous
informent des signes innombrables et flagrants. Résignation que nous
reconnaissons - en guerre comme en paix - à l'attitude-standard de
personnes douées, cultivées et portées à l'action, - et cependant
confites dans leur propre défaite. Cette résignation tient en trois
mots: » Faute de mieux.. » Si on adhère au Parti Communiste (ou à tout
autre...) sans être le moins du monde rassuré sur sa politique présente
et future, c'est » faute de mieux «... Si l'on finit par s'accommoder
d'une redistribution de territoires dont on s'avoue qu'elle ne rendra
aux peuples ni le sourire, ni l'abondance, c'est » faute de mieux «. Si
l'on vote pour un candidat dont l'aspect moral vous répugne et dont la
fermeté politique s'annonce douteuse, c'est » faute de mieux «. Si l'on
s'abonne à un journal qui sacrifie volontiers son souci de la vérité à
des considérations publicitaires ou commerciales, c'est » faute de mieux
» ... Cette femme que l'on embrasse fébrilement en bafouillant des
serments éternels: » faute de mieux «. Ce cinéma où l'on s'enfonce, tête
baissée, pour s'épargner une heure de présence sur terre: » faute de
mieux «. Ce livre auquel l'on s'attarde parce qu'il a été couronné,
alors que tout vous invite à en vomir le contenu: » faute de mieux «. Ce
chef sublime au culte duquel l'on se rallie en soupirant, imprégné que
l'on est du répertoire de sa grandeur: » faute de mieux » ... » Faute de
mieux » devient un placement, une philosophie, un état civil, un maître,
une boutade, un alibi, une prière, une arme, une putain, un sanglot, une
salle d'attente, une pirouette, l'art de se faire l'aumône, une boussole
pour piétiner sur place, une épitaphe, un 8 Aout 1945 ... Deux hommes,
voisins par la pensée, sont cependant capables de s'entredétruire parce
qu'ayant la même conception du » mieux » et ce » mieux » leur faisant
défaut, ils se rabattent sur deux modes concurrents d'existence
compensatoire, sur deux systèmes de convictions et de gestes tangents du
» mieux » commun, mais non tangents du même côté. Alors,
d'approximations en approximations, de substitutions en substitutions,
l'on se trouve refoulé, insensiblement, poliment, vers on ne sait quel
coin abject où murissent des cloportes... On s'effare, mais à tort. Cela
n'est pas un cachot; c'est une demeure... Il fait plus que nuit ... Au
loin, des trains sifflent avec un air de partir ... On voudrait hurler,
ameuter des gardiens imaginaires ... Demain matin, où en sera-t-on de
soi-même? Vous laissera-t-on seulement passer? Oui, sans doute, l'on
vous permettra de fuir, d'aller vous bâtir au Congo une seconde vie ...
Une vie sur pilotis avec, dans l'ombre, le même cancer triomphant où
pactisent les forces de l'ennui et l'horreur panique de la liberté
LE DROIT A LA TERREUR
Tout se passe, depuis deux siècles, comme si chaque invocation de la
liberté, chaque soulèvement marqué de son nom, devaient se traduire - à
travers les appareils politiques et étatiques surgis au plus fort de ces
soubresauts - par un surcroît de règles oppressives auxquelles l'homme
est redevable d'un graduel rétrécissement de la vie. Une nouvelle
génération d'Encyclopédistes qui procéderait de la même impertinence que
l'autre, serait, aujourd'hui, mise hors la loi ou, tout au moins,
rapidement réduite à la mendicité.
Tout se passe comme si l'homme ne recherchait, dans cette longue série
d'ambitions malheureuses, qu'une certaine forme de sécurité dans la
terreur. L'âpre et sévère ouvrage d'Erich Fromm - » The fear of Freedom
» (La peur de la liberté) - nous enseigne à quel point l'homme redoute
le tête-à-tête avec la liberté, à quel point il lui tarde de se dérober
aux responsabilités qu'elle lui assigne, à quel point - dans les
conditions actuelles de chaos - la grisaille, l'opacité et l'anonymat
lui sont des refuges désirables contre le vertige de la liberté.
A cette disposition individuelle de l'être affolé par la complexité du
monde qui le sollicite, les grands organismes collectifs sont venus
apporter une contribution décisive. Ils ont fixé, avec la rigueur
voulue, ce pauvre minimum d'attitudes humaines qui ne se laisse
transgresser qu'aux risques et dépens du contrevenant. Le bon citoyen
peut se payer un sommeil de plomb, maintenant que la bombe atomique le
protège...
Les signes de la terreur montante ne trompent pas. Le premier en gravité
est l'effacement progressif du droit d'asile. Mauvaise idée que de
s'installer réfugié politique, par ces temps qui tuent...! Depuis 1930
déjà, Léon Trotsky avait été pourchassé comme un sanglier à travers tout
le continent européen, de Turquie en Norvège via Paris. Puis vint Vichy
qui, d'une main sans remords, livra Pietro Nenni [a] à l'Italie,
Breitscheid [b] à l'Allemagne et Companys [c] à l'Espagne. Vichy a
disparu mais non cette indéracinable aversion des autorités -
démocratiques ou pas - envers le réfugié politique, dernier et beau
vestige de la sédition humaine.
Signe de terreur aussi, la déportation organisée des travailleurs, dont
il n'est pas question qu'elle prenne fin avec la défaite du Nazisme. Les
économistes sont là pour veiller au rendement croissant du bétail qui
leur est imparti en matériel expérimental. Les conférences
internationales ont besoin de graphiques ascendants! Signe de terreur
l'engloutissement de milliers d'êtres dans une nuit d'où rien ne
transparaît. Partis sans laisser d'adresse. Car il y a du bois à couper
sur les rivages de la Mer Blanche. Avis aux amateurs!
Dernière tristesse, dans le domaine qui a toujours su se soustraire aux
pressions des régimes arbitraires du passé, dans le domaine de la pensée
attaquante, de la pensée politique, hier encore porteuse d'espoir, on
assiste à une étrange adaptation à l'ordre cruel et vain qui se précise
sous nos yeux. En témoigne la timidité embarrassée d'une revue comme »
La Pensée » qui, avant la guerre, manifestait une curiosité agitante
envers toutes les formes du devenir scientifique et social, et ranimait
d'un souffle inquisiteur des problèmes essentiels déjà gagnés par le
vieillissement général d'une société qui ne tolère point que l'on ne
vieillisse pas avec elle. Les grands noms qui patronnent » La Pensée »
ne couvrent plus, en 1945, qu'un concert de formules statiques et de
raisonnements débilitants. On se trouve en présence d'une revue qui
semble avoir pour tâche de nous avertir que la pensée marxiste a atteint
le point mort. Il en va d'elle aujourd'hui comme d'une force qui, au
lieu de dominer le cauchemar contemporain et d'y tracer ses avenues
conductrices de lumière, le laisse déposer dans une éprouvette de sureté
où nulle séparation explosive du viable et du non-viable, de
l'entraînant et de l'accablant, de l'actuel et du périmé, n'est à
craindre pour l'heure présente. Par ailleurs, ne voyons-nous pas Aragon
[d] insister, dans un article retentissant, pour que l'on retire des
librairies de France, les ouvrages de M. Charles Maurras [e]. L'auteur
d'une pareille demande ne se rend apparemment pas compte qu'il fait là
acte de défaitisme à l'égard de ce qui devrait être le pouvoir
d'attraction de son propre message politique. Il nous faut croire que
Maurras et lui-même occupent des positions symétriques l'une de l'autre,
et qu'ayant renoncé à se départager par les voies de la raison, ils s'en
remettent, l'un après l'autre, à l'arbitrage peu recommandable des
policiers. Ainsi quand elle ne travaille pas à visage découvert, la
terreur reste toujours latente, à fleur de débat, prête à accueillir le
premier voeu, le premier appel d'un de ses loyaux sujets.
Quant aux individus hors série - particulièrement certaines catégories
d'intellectuels et d'écrivains qui n'acceptent pas encore de vivre selon
la trajectoire commune - ils sont, eux aussi, happés par le vent de
terreur. Leur seul espoir est de renverser le vent; c'est-à-dire
d'exercer, eux, la terreur. Ils sont fascinés non par un Gide ou un
Breton; mais par Lawrence d'Arabie et le Malraux de la période chinoise.
Pour la plupart, ils ont aimé cetteguerre car elle leur apermisde se
mettre en règle avec eux-mêmes en faisant sauter un train, en
démolissant un viaduc avant de retourner à leur appartement, à leurs
maîtresses émoussées et à leur fidèle routine quotidienne de récits
saisissants. Incarner, ne serait-ce que l'espace d'un chapitre, un rôle
d'aventurier en marge de tout, récupérer par cet artifice de vocation
une partie des élans dont la vie sociale l'a amputé, l'intellectuel
moderne ne demande pas, au fond, d'autre pourboire à un monde qu'il n'a
plus l'honnêteté de récuser.
LE CRAN D'ARRET.
Dans ce glissement collectif vers une condition de sécurité dans la
terreur, qui déclenchera le cran d'arrêt? Qui fera justice de ce que les
hommes vont s'habituer à prendre pour leur droit à la terreur et presque
pour l'aboutissement normal de leurs anciennes aspirations à la liberté?
Pas un parti certes, ni aucune des organisations totalitaires préposées
à la garde de l'homme. Pas un parti, mais peut-être des partisans d'un
genre nouveau qui abandonneraient les modes classiques de l'agitation
pour des gestes de perturbation hautement exemplaires. Beaucoup avaient
espéré que le mouvement de la résistance en Europe occupée ménagerait
enfin une ouverture dans l'impasse politique et sociale de notre temps.
Les grands partis de masses ont été les premiers à flairer ce danger. Eh
quoi, on s'apprêtait donc à se dispenser de leurs services? La volonté
populaire se targuait maintenant de se passer d'intermédiaire? L'alerte
fut de courte durée. De même que les forces militaires de la résistance
furent rapidement intégrées aux cadres permanents de l'armée, - de même
ses forces politiques ne tardèrent pas, la flatterie se mêlant à
l'intrigue, à regagner la souricière des grands Partis. L'épisode - j'ai
failli dire l'incident - est clos. Mais quelque chose d'autre devient
possible, devient même la seule chose possible. L'ère de la guérilla
politique commence et c'est à elle que doivent aller nos réserves de
confiance et d'enthousiasme.
Sans doute n'est-il pas facile d'annoncer l'allure que prendra cette
guérilla et les exploits qui ne manqueront pas de la distinguer. On
pourrait cependant considérer l'attitude vaillamment indépendante d'un
Camus - et, sur d'autres plans, d'un Breton, d'un Calas, d'un Rougemont
- comme une indication pour l'avenir. L'appareil de la terreur est
encore loin d'être sans hésitations et sans fissures. C'est donc au
point où cet appareil se fait le plus menaçant - et au fur et à mesure
de ses menaces renouvelées - que doivent se porter tout notre esprit de
refus, tout ce qu'il y a dans le monde, à un moment donné, d'êtres en
état de refus. Et que cela se fasse avec éclat! Et que cela s'inscrive
en exemples troublants dans la conscience des multitudes! Et que cela se
transmette et s'amplifie à travers la vaste prairie humaine, par
contagieux sillons de grandeur!
A ce point, j'entends fuser les sarcasmes meurtriers: » Eh, quoi! vous
cherchez à discréditer les Partis politiques, à en ruiner le prestige, à
en compromettre l'action; - vous poursuivez donc l'oeuvre insidieuse de
ces fascistes d'avant et d'après le fascisme, qui jettent le doute sur
tous les instruments de délivrance et de progrès! «. En réalité, je ne
poursuis rien, je désire ne rien poursuivre qu'une certaine logique de
la liberté. Le phénomène fasciste, vu en fonction de l'évolution des
partis, n'a servi qu'à précipiter de façon décisive le développement de
l'éléphantiasis morale et matérielle qui afflige les puissantes
institutions de » gauche » où la voix des masses se perd presque aussi
aisément que celle des individus. Le but dernier de la guérilla qui
s'engage maintenant n'est pas d'éliminer les partis au profit de quelque
nouveau système d'exercice de la vie politique. Il est d'arracher aux
partis le monopole de la pensée sociale qui se rouille dans leurs
comités d'étude; il est de leur enlever, dans le domaine idéologique, un
droit d'initiative auquel ils s'accrochent d'autant plus qu'ils sont
bien décidés à n'en faire que l'usage le plus masquant le plus retors.
Il s'agit, pour serrer le problème d'aussi près qu'il se peut, de
réduire les partis à une condition purement réceptive quant à la
maturation et au mouvement général des idées, et purement administrative
quant à l'exécution de ces idées. En un mot, il s'agit d'amener les
partis à reconnaître les foyers idéologiques qui prendraient naissance
en dehors d'eux et à drainer vers l'action pratique tout ce qui se
dégagera de valable de l'effervescence ainsi entretenue. Que l'on y
prenne garde: la situation objective des partis a considérablement
changé depuis vingt ans. Ils tendent tous à devenir des organismes
para-étatiques, des appendices de l'État La notion même - et la fonction
- de parti d'opposition est mortellement affectée par ce changement. En
Angleterre, aux États-Unis, en France, en Belgique, l'opposition est
plus souvent solidaire des pouvoirs, qu'elle n'en est l'ennemie. A cette
règle nouvelle des partis doivent correspondre des obligations toujours
plus nettes pour les francs-tireurs de la pensée. La première de ces
obligations est le transfert des activités idéologiques à des foyers
étrangers aux vicissitudes des partis et à leur enlisement progressif
dans les cadres de l'État. Mais surtout, cette guérilla n'aura d'effet
durable que dans la mesure où elle saura favoriser, dans sa lutte contre
le pragmatisme bureaucratique des partis, une plongée dans les frais
courants de l'utopie, une renaissance de la spéculation utopique avec
tout ce qu'elle comporte d'édifiant et de joyeux.
Il y a une dizaine d'années de cela, nous pouvions prendre comme thème
de ralliement des paroles telles que celles de Nicolas Boukharine,
l'avant-dernier des grands théoriciens du socialisme:
«Une analyse de l'état réel des choses nous fait entrevoir non pas la
mort de la société, mais la mort de sa forme historique concrète et un
passage inévitable à la société socialiste, passage déjà commencé,
passage vers une structure sociale supérieure. Et il ne s'agit pas
seulement de passer à un style supérieur de. la vie, mais précisément
supérieur à celui qui est aujourd'hui le sien.
Peut-on parler de cette forme sociale supérieure en général? Ceci ne
nous entraîne-t-il pas vers le subjectivisme? Peut-on parler de
critiques objectives quelconques dans ce domaine?
Nous le pensons. Dans le domaine matériel, un tel critérium est
représenté par la puissance du rendement du travail social et par
l'évolution de ce rendement, car ceci détermine la somme de travail
superflu dont dépend toute la culture spirituelle. Dans le domaine des
relations inter- humaines immédiates, un tel critérium est donné par
l'amplitude du champ de sélection des talents - créateurs. C'est
justement lorsque le rendement du travail est très élevé et le champ de
sélection très large, qu'on verra s'effectuer le maximum
d'enrichissement intérieur de la vie chez le nombre maximum d'hommes,
pris non pas comme une somme arithmétique, mais comme un ensemble
vivant, comme collectivité sociale.» [4]
Aujourd'hui nous ne pouvons faire à moins de nous demander où en est cet
« enrichissement intérieur de la vie chez le nombre maximum d'hommes «.
Il n'est pas douteux hélas, que le chemin parcouru depuis Avril 1936,
c'est-à-dire depuis que nous furent jetés ces mots d'espoir, n'a fait
que nous éloigner des perspectives Boukhariniennes, n'a fait que
sceller, d'étape en étape, l'avènement d'un conformisme intraitable qui
réduit la » vie intérieure » à son expression la plus humble et la plus
craintive.
Il n'est pas douteux qu'à ce critère de » l'enrichissement intérieur »
se soit substitué le critère inverse, et n'en voudrions-nous qu'une
preuve entre des milliers, la plus éloquente n'est autre que la »
liquidation » de Boukharine lui-même et le peu de cas qui a été fait de
cette » liquidation » dans le camp du socialisme et dans le camp de
l'intelligence.
A ce conformisme qui sévit dans tous les domaines, sauf dans celui des
raffinements terroristes où ces messieurs prennent toujours plaisir à
innover, il n'est possible d'opposer avec succès que les forces
précisément les plus décriées par lui: la rêverie d'Icare, l'esprit
d'anticipation délirant de Léonard, les coups de sonde aventureux des
socialistes utopiques, la vision généreuse et tamisée d'humour d'un Paul
Lafargue! Le socialisme scientifique s'est dégradé jusqu'à n'être plus
pour ses disciples qu'un pompeux exercice de récitation. Une large
aération de l'ambiance et de l'idée sociales s'impose, si l'on veut
ménager à l'homme un avenir qui ne soit pas desséché d'avance et qui ne
rompe pas à d'injustifiables disciplines, sa faculté de toujours
entreprendre.
Contre l'odieux accouplement du conformisme et de la terreur, contre la
dictature des » moyens » oublieux des fins dont ils se recommandent, la
Joconde de l'utopie peut, non pas l'emporter, mais faire planer à
nouveau son sourire et rendre aux hommes l'étincelle prométhéenne à quoi
se reconnaîtra leur liberté recouvrée.
IL N'EST QUE TEMPS DE REDORER LE BLASON DES CHIMÈRES ...
Le Caire, le 17 Aout 1945.
[1] Stalin and Eternel Russia (p. 87) by WALTER KOLARZ (Lindsay and
Drummond London).
[2] » Entraînés par nécessité, à contre-coeur, à accomplir au jour le
jour, une série d'actes en tous points semblables à ceux de l'ennemi,
comment éviterons-nous de tendre avec lui à une limite commune,
s'inquiète André Breton? Prenons-y garde: du fait même que nous sommes
contraints d'adopter ses moyens, nous risquons d'être contaminés par ce
dont nous croirons que nous triomphons «. In Lumière Noire par ANDRÉ
BRETON, cf. » L'Arche » (2e année, volume 2, n° 7, décembre
1944-janvier-février 1945, pp. 3 à 10)
[3] European Newsreel by LOUIS CLAIR, Cf- » Politics » June 1945.
[4] Les problèmes fondamentaux de la culture contemporaine, par NICOLAS
J. BOUKHARINE (« les documents de la Russie neuve «, Paris, 1936).
Notes de l'éditeur:
[a] Pietro Nenni, né le 9 février 1891 à Faenza (Romagne) et mort le 1er
janvier 1980 à Rome, est un homme politique italien. Directeur
d'Avanti!, quotidien du Parti socialiste italien (PSI) en 1921,
adversaire du régime fasciste italien, il doit, en 1926, s'exiler en
France. Il participe à la guerre civile espagnole comme commissaire
politique des Brigades internationales. Revenu en France après la
défaite des républicains, il est arrêté en 1942 par le régime de Vichy
puis livré à la police italienne. Il retrouve la liberté après la chute
de Mussolini et reprend la tête du PSI en juin 1944. Il est
vice-président du conseil des ministres italiens au moment où est rédigé
ce texte.
[b] Rudolf Breitscheid est un homme politique socialiste allemand, né
le 2 novembre 1874 à Cologne et mort le 24 aout 1944 au camp de
Buchenwald. Actif dans la Résistance allemande au nazisme, il fut arrêté
par la police française et livré à la Gestapo.
[c] Lluís Companys i Jover est un avocat et homme politique catalan, né
le 21 juin 1882 à El Tarròs et mort le 15 octobre 1940 à Barcelone. Chef
historique des nationalistes catalans de gauche, il a été président de
la généralité de Catalogne de 1934 jusqu'à la guerre civile espagnole.
Exilé en France après la guerre civile espagnole, il y est arrêté par la
police espagnole avec l'aide de la police française et de la Gestapo.
Livré au régime franquiste par le Régime de Vichy, il est torturé puis
exécuté à au Château de Montjuïc à Barcelone.
[d] Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français, né
probablement1 le 3 octobre 1897 à Paris, où il est mort le 24 décembre
1982. Il est l'archétype de l'écrivain de gauche engagé. Avec André
Breton, Tristan Tzara, Paul Éluard, Philippe Soupault, il est l'un des
animateurs du dadaïsme parisien et du surréalisme. Après sa rupture avec
le surréalisme en 1931, il s'engage pleinement dans le Parti communiste
français, auquel il avait adhéré en 1927, et dans la doctrine littéraire
du réalisme socialiste. Il sera un stalinien borné jusqu'à son dernier
souffle.
[e] Charles Maurras, né le 20 avril 1868 à Martigues et mort le 16
novembre 1952 à Saint-Symphorien-lès-Tours, est un journaliste,
essayiste, homme politique et poète français. Écrivain provençal
appartenant au cercle régionaliste des Félibriges, agnostique dans sa
jeunesse, il se rapproche ensuite des milieux catholiques et antisémites
lors de l'affaire Dreyfus. Il est le principal théoricien de l'extrême
droite française réactionnaire et anti-lumières. L'Etat français de
Pétain s'est largement inspiré de sa doctrine.
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HIROSHIMA, MON SOUCI
On vient d'apprendre qu'avant le lancement de la première bombe atomique
sur le Japon, quelques savants ont manifesté leur trouble. Il y avait
tout de même de quoi!
Dix-huit ans après la démonstration fulgurante que l'on sait, les
archives ultrasecrètes de l'histoire nucléaire américaine ont laissé
filtrer certains détails sur l'offensive de scrupule qui précéda
l'offensive tout court. Car il fallait qu'il y eut scrupule pour que le
champignon soit légitime. Qu'est-ce qu'un crime sans scrupule préalable
sinon un mauvais fait divers donc nul enquêteur ne voudrait?
Nous sommes en mai 1945. La bombe est prête. Il ne s'agit plus que d'en
faire usage. L'Allemagne a déjà capitulé. Le Japon résiste encore. Mais
point n'est besoin d'avoir accès aux chancelleries ou aux états-majors
pour comprendre que la guerre touche à son terme. Les Japonais
s'accrochent toujours au terrain. C'est le dernier baroud. Ainsi le veut
leur tradition de l'honneur. À Washington cependant, Truman s'affaire.
Il consulte ses conseillers militaires, les experts, les savants. Il
s'apprête à prendre, en effet, ce que l'on appelle aujourd'hui une
grande décision morale. Le général Marshall, rendons-lui cet hommage,
n'était pas très chaud pour la bombe atomique. On sent bien que l'objet
lui répugne. Il voudrait que l'on instruise l'adversaire des vertus de
la bombe en faisant sauter un objectif purement militaire, un arsenal ou
une base de la flotte nippone.
Les savants, eux, sont partagés. Sept d'entre eux groupés autour de
James Franck, prix Nobel de physique, sont hostiles à l'emploi de la
bombe. Le physicien hongrois Leo Szilard insiste pour qu'un
avertissement solennel soit adressé au Japon avant tout recours à l'arme
absolue. Il écrit dans ce sens à Truman, mais celui-ci ne recevra jamais
sa supplique. Trop de gens importants encadrent le président et jouent
les Ponce Pilate en se lavant les mains à l'eau lourde. Chose curieuse,
Oppenheimer dont on a fait, par la suite, un humaniste sensible à la
tragédie nucléaire se sépare de ses collègues les plus hésitants et ne
voit aucune objection à en finir avec Hiroshima.
C'est comme cela qu'un matin du mois d'aout Truman appuya sur le bouton.
Il ne fut pas jugé à Nuremberg car les vainqueurs ne passent jamais en
jugement. Il désirait, paraît-il, hâter la fin des hostilités, épargner
des vies américaines. C'est un alibi qui peut figurer dans tous les
dossiers. En vérité, si Truman souhaitait abréger l'effusion de sang, il
disposait d'un moyen fort simple et peu couteux pour atteindre son but.
Un contact diplomatique pris à Stockholm ou à Berne avec les
représentants du Japon eut permis d'obtenir - moyennant quelques
télégrammes chiffrés - une paix qui n'aurait pas été un lendemain
d'apocalypse.
Ce qui intrigue le plus dans ce déballage de remords radioactifs, c'est
que l'on pose toujours la question Hiroshima et jamais la question
Nagasaki . À supposer que le lancement de la première bombe ait répondu
à une nécessité impérieuse, que faut-il penser de la seconde. Rien
apparemment, puisque personne n'en parle. C'est donc qu'elle est entrée
dans les moeurs. L'essentiel est de ne pas nous persuader qu'elle en
soit sortie.
Notre époque est vulnérable moins parce qu'elle accepte la guerre que
parce qu'elle s'enivre du mythe du savant. Elle croit pouvoir
réconcilier dans le savant l'homme de savoir et l'homme de sagesse.
Profonde erreur. Le savant aujourd'hui est un employé comme les autres.
Un chef de bureau de la terreur. Assis sur ses équations, il administre
ses neutrons et ses protons avec des soins de vieil avare. Bien sur, de
temps à autre on nous informe que le savant est inquiet. Et le monde
aussitôt de s'attendrir. Songez donc, ce beau savant qui lit à travers
les mystères de la création veut bien s'offrir le luxe d'un moment
d'inquiétude. Mais il convient de ramener le phénomène à de plus justes
proportions. L'inquiétude du savant, c'est quelque chose comme la crampe
de l'écrivain ou le hoquet de l'alcoolique. Un des tics du monde moderne.
Ce dont on aimerait s'assurer ce n'est pas que le physicien nucléaire
soit la conscience de l'atome. C'est qu'il ait un atome de conscience.
[Non signé]
Jeune Afrique (septembre 1963)
In: Georges Henein, Oeuvres - p.735-736 - Denoël, 2006
Republié dans Anarchosyndicalisme!, n°186, Mars Avril 2024
https://cnt-ait.info/2025/08/06/prestige-terreur/
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