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(fr) Courant Alternative #345 (OCL) - Barbarie numérique L'exploitation criminelle des métaux technologiques au Congo (RDC)
Date
Tue, 17 Dec 2024 16:52:37 +0000
Il y a les guerres qui occupent le devant de la scène en Ukraine, à Gaza
ou au Sud Liban. Il y a toutes ces guerres, en cours ou dont les braises
restent vives, et dont on parle moins: du Yémen à l'Éthiopie, du Myanmar
à la Syrie, en passant par l'Afghanistan. Et puis il y a les guerres
souterraines, méconnues, qui pourtant nous concernent, comme celles pour
l'extraction des minerais sans lesquels smartphones, ordinateurs et
voitures électriques ne fonctionneraient pas. ---- Une guerre censurée
---- C'est à ces guerres-là que je m'intéresse, spécifiquement celle au
Congo (Kinshasa) qui passe sous les radars médiatiques. À titre
d'exemple, sur la première moitié de l'année 2024, le quotidien
états-unien The New York Times a publié une cinquantaine d'articles sur
le Congo contre plus de 3 200 sur l'Ukraine, sans parler de la guerre
Israël-Palestine. Ce conflit en Afrique centrale ne fait l'objet
d'aucune couverture médiatique provoquant une indignation populaire, ce
qui démonte de facto le mythe de la société de l'information.
Il est vrai qu'il est difficile et dangereux d'enquêter au Congo, des
militants sont emprisonnés, des journalistes menacés et des experts de
l'ONU assassinés. De leur côté, les médias dominants invisibilisent le
conflit congolais: les médias du groupe Bolloré n'informent pas sur ses
sous-traitants qui transportent des minerais de conflit pour les sortir
du continent africain. Les Big Tech n'ont quant à eux aucun intérêt à
faire connaître leurs responsabilité et complicité dans les atrocités au
Congo. Revenons aux origines de ce quart de siècle de guerre congolaise,
à savoir l'extraction minière.
L'extractivisme, paradis et enfer sous terre
Activité centrale du capitalisme, l'extractivisme représente sa doctrine
et sa pratique quant à l'exploitation des ressources naturelles
(minières, fossiles, agricoles, forestières). L'extractivisme est né
avec le capitalisme et vice-versa, choisi comme type d'exploitation du
sol et du sous-sol à partir du XVIe siècle, qualifié de «siècle d'or»,
dans les Amériques. C'est donc la version productiviste, croissanciste,
indifférenciée - par définition mondialisée - de l'extraction
artisanale, celle-ci inversement destinée à une production locale en
phase avec un mode de vie et une culture. L'extractivisme sous-tend
l'idéologie de la propriété privée, une conception de la terre vue comme
une ressource infinie et illimitée à exploiter pour produire, croître,
développer, innover, etc. Propriété privée devenue catégorie du
capitalisme synonyme de barbarie en tant que violente dépossession des
communs, de ce qui relève de la collectivité et de la chose publique.
La spécificité de ce rapport à la terre et de cette acquisition de
matières premières est d'être destructrice. L'extractivisme pille et tue
hommes et nature via des camps de travail et pollue l'environnement. Ces
méfaits, qui remontent aux débuts de la colonisation, ne se sont jamais
démentis depuis lors. En ce sens, la barbarie numérique est l'héritière
de la barbarie capitaliste, dont chaque phase de développement se
réalise par la violence politique au Congo.
Au début du XXIe siècle, nous sommes entrés avec la révolution numérique
dans une nouvelle ère extractiviste, et ce à deux titres. D'une part,
parce que l'industrie numérique est une industrie minière. Avec sa
cinquantaine de métaux composant un smartphone, le numérique est proche
de recouvrir la table de Mendeleïev (ou tableau périodique qui recense
tous les éléments chimiques, dont les éléments métalliques au nombre de
88 de l'argent au zinc). C'est précisément ici que cette transformation
technologique du capitalisme affecte le Congo, seul pays au monde à
disposer de tous ces éléments naturels dans son sous-sol. D'autre part,
l'économie numérique est une économie extractiviste en ce sens qu'elle
repose sur l'extraction de données personnelles, soit sur le pillage de
la vie privée, caractéristique d'un régime totalitaire.
Dématérialisation et transition, locomotives du techno-capitalisme
La dématérialisation est une des idéologies les plus puissantes du
capitalisme contemporain. Aux antipodes de la représentation aérienne et
léchée du numérique promue par ses défenseurs, dématérialiser équivaut à
informatiser et numériser. Plus de technologies signifie plus de
matières premières. Un seul exemple: les téléphones fixes des années
1960 étaient composés d'une dizaine de métaux, les premiers téléphones
portables des années 1990 d'une trentaine, et les smartphones des années
2020 d'une cinquantaine. On en produit à l'échelle mondiale plus d'un
milliard par an, auxquels il faut ajouter les milliards d'écrans en tout
genre, ordinateurs, télévisions, tablettes, consoles de jeux vidéo,
casques de réalité virtuelle et autres objets connectés. Voilà pour les
terminaux, et voici pour les infrastructures nécessaires à leur
utilisation: serveurs et data centers, routeurs et raccordeurs, câbles
sous-marins et souterrains, box, antennes et satellites. Tous requièrent
des métaux de base et technologiques.
Mais encore faut-il pour les produire et les construire, les assembler
et les démanteler, énormément d'énergie, diverses étapes qui requièrent
cette fois-ci l'extraction d'hydrocarbures (charbon, gaz et pétrole),
d'uranium (énergie nucléaire), d'eau (hydro-électricité et process
métallurgiques). L'infrastructure numérique devient ainsi la chose la
plus vaste construite par l'espèce humaine. Au point que plusieurs
spécialistes estiment que l'actuelle configuration technologique de nos
sociétés numérisées est intenable d'ici peu, affirmant qu'au rythme
actuel, il nous reste moins de trente ans de numérique devant nous. D'où
les projets extractivistes délirants au fond des océans, sous les pôles,
sur la Lune, les astéroïdes et les autres planètes. En tant que
carnivore minéral, le numérique mange la terre, réchauffe le climat et
assèche la planète, sans compter les déchets électriques et
électroniques qui connaissent la plus forte hausse au monde.
Au même titre que la dématérialisation, la transition est une des
principales idéologies du capitalisme actuel. Car la transition est en
réalité une addition de technologies et d'énergies, conformément au
capitalisme qui se définit par l'accumulation de marchandises,
c'est-à-dire la croissance perpétuelle. Les métaux concernés sont
d'ailleurs en partie les mêmes que ceux convoités par l'industrie
numérique. Les panneaux photovoltaïques, les éoliennes sur terre et en
mer ainsi que les voitures dites décarbonées sont produits à partir des
mêmes métaux destinés plus généralement au secteur high tech, industrie
de l'armement comprise. Au sein d'un contexte extractiviste de fait
inédit, le Congo représente une synthèse de cette accumulation
énergétique et numérique.
Ni numérisation ni transition sans Congo
Ce pays d'Afrique centrale, d'une superficie équivalente à plus de
quatre fois la France, est une exception minéralogique, disposant d'un
sol et sous-sol d'une richesse inestimable. Il est à ce titre qualifié
de «scandale géologique» tant il regorge de ressources naturelles.
Depuis la révolution industrielle, le Congo fournit en matières
premières les différentes étapes de la mondialisation: du caoutchouc
pour l'industrie du pneu et la civilisation de l'automobile à la fin du
XIXe siècle, des métaux utiles en temps de guerre pour les deux conflits
mondiaux du XXe siècle (zinc, cuivre, plomb, manganèse, etc.), du cobalt
pendant la guerre froide et la course aux armements, jusqu'à l'uranium
du Katanga (province du sud-est) à l'origine de la bombe atomique qui
fait entrer l'humanité dans l'âge nucléaire.
Le Congo répond à l'informatisation du monde des années 1990-2000 de par
l'abondance et la diversité minéralogique de son sous-sol, notamment
ceux qualifiés de minerais de sang: le coltan (tantale) qui sert à la
fabrication des condensateurs, la cassitérite (étain) aux soudures des
circuits électroniques (et qui contribue avec l'indium à rendre les
écrans tactiles), le wolfram (tungstène) utilisé pour la sonnerie et le
vibreur, l'or pour les circuits imprimés, tous présents au Kivu
(province de l'est). Ajoutons le cuivre pour les câbles, le germanium
pour la technologie wifi, le cobalt et le lithium pour les batteries des
téléphones et ordinateurs portables ainsi que pour les voitures
électriques, tous disponibles et exploités au Congo. Autant être clair,
sans Congo, pas d'iPad ni de Switch, pas de vélo électrique ni de Tesla.
Bill Gates et Elon Musk n'existent pas.
Le Congo dévasté par la révolution numérique
L'extraction minière ne contribue pas seulement aux conflits armés au
Congo, elle les détermine et en est à l'origine. La guerre qui a débuté
en 1996, toujours en cours 28 ans après, a été financée par l'industrie
extractive, en l'occurrence les multinationales minières
nord-américaines, canadiennes en tête, comme l'a décrit Alain Deneault.
Laurent-Désiré Kabila, associé aux pays voisins (Rwanda, Ouganda et
Burundi) au sein de la «rébellion» AFDL (Alliance des forces
démocratiques pour la libération), a chassé Mobutu Sese Seko du pouvoir
en 1997 grâce au soutien du secteur extractif mondial. Et c'est
l'informatisation du monde, à la source de cette ruée minière sur le
Congo, qui a déclenché un cycle de violences et d'instabilités, de
convoitises et d'intérêts divers et variés, renouvelé à chaque
innovation technologique (smartphone en 2007, tablette en 2010, 5G et
voiture électrique aujourd'hui).
L'industrie extractive est donc à l'origine de la première guerre du
Congo débutée en 1996, puis de la deuxième entre 1998 et 2003, qui dure
toujours, accentuée depuis novembre 2021. Les multinationales minières
ont pactisé avec des groupes armés congolais et étrangers qui ont
commercialisé les minerais destinés à l'industrie numérique émergente,
comme l'ont très bien documenté les Nations unies. Tous les
protagonistes de ce conflit lorgnaient sur les richesses congolaises au
point que l'économie s'est structurée sur l'exploitation de celles-ci.
Les métaux congolais ont alimenté un trafic d'armes et donné du pouvoir
économique et politique à des seigneurs de guerre, mafieux et
trafiquants en tout genre, début d'une chaîne qui commence en Afrique
centrale pour finir chez les multinationales de l'informatique.
Les élites congolaises se sont également enrichies et ont bâti leur
pouvoir via des contrats avantageux pour les entreprises étrangères,
quand elles n'ont pas bradé les terres de leurs populations. Cette
kleptocratie est cautionnée par les puissances capitalistes de tout
bord, occidentales comme orientales, car tout le monde a besoin du Congo
pour s'industrialiser et devenir une puissance high-tech. Donc tout le
monde se sert: États-Unis, Canada, Afrique du Sud, Europe, Chine, Inde,
Émirats arabes unis, etc.
Les institutions capitalistes supranationales type FMI et Banque
mondiale financent les projets extractivistes et rédigent le code minier
congolais. Les minerais sont pillés par les pays voisins, en particulier
le Rwanda et l'Ouganda. La contrebande et la corruption permettent
d'acheminer les minerais jusqu'aux ports du Kenya et de la Tanzanie en
toute opacité, puis de les faire sortir du continent africain jusqu'aux
métallurgistes occidentaux et usines asiatiques d'assemblage de
composants, pour finir en gadgets technologiques commercialisés partout
dans le monde: toute une géopolitique qui fait du Congo le centre de
notre monde connecté.
Concernant la France, l'État, via le BRGM (Bureau de Recherches
Géologiques et Minières), a récemment passé des accords avec le
gouvernement congolais pour explorer et mieux connaître son sous-sol,
démarche typiquement néocoloniale. Des multinationales françafricaines
comme Total, Perenco et Bolloré exploitent le sous-sol congolais
(extraction d'hydrocarbures, transport de produits miniers). La France
est d'ailleurs envoutée par la fureur extractiviste. En témoignent les
luttes contre l'ouverture de la mine d'Échassières, les controverses
autour de l'exploitation de mines de lithium par géothermie dans le Nord
de l'Alsace, sans compter l'extraction de l'or en Guyane et du nickel en
Nouvelle-Calédonie.
Barbarie numérique
Le tsunami numérique engendre une nouvelle forme de barbarie moderne,
qui s'inscrit dans le temps long, comme le prolongement de
l'exploitation des ressources des pays des Grands Lacs africains. Ce que
souligne le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2008, à propos
du «continuum macabre qui réifie les Congolais depuis l'esclavage
jusqu'aujourd'hui, en passant par les crimes du roi Léopold II et les
affres de la colonisation». Depuis cinq siècles, soit un demi-millénaire
de sauvagerie capitaliste, le Congo est dépouillé pour fournir la
mondialisation en hommes et en matières premières.
Depuis le milieu des années 1990, la tragédie congolaise se mesure en
plusieurs millions de morts, 7 millions de déplacés, 4 millions de
réfugiés, des centaines de femmes victimes de violences sexuelles et de
mutilations génitales. À cela faut-il ajouter des dizaines de milliers
d'enfants meurtris dans les mines, des territoires entiers contaminés
par l'activité minière, des forêts rasées, des cours d'eau intoxiqués
aux métaux lourds, des rivières et lacs où la vie a disparu, faune et
flore éradiquées. Trente ans de numérique dans le monde, c'est trente
ans de morts congolais et de terres mortes au Congo sur lesquels repose
le développement technologique.
Sortir de l'extractivisme et du monde connecté
L'extraction minière au Congo doit donc être mise en perspective avec
les besoins fondamentaux des populations congolaises, privées de leurs
moyens de subsistance, qui ne peuvent être définis que par elles-mêmes
en vue d'une réappropriation de leurs terres fertiles et nourricières.
Au-delà du Congo, le smartphone avec sa cinquantaine de métaux est
aujourd'hui sans conteste l'objet colonial par excellence, l'ultime
agent colonisateur si peu dénigré, mais encore une aberration
géologique, une impasse terrestre et relève d'une irresponsabilité
géopolitique: il pille, s'accapare, exproprie, viole et lynche
potentiellement tous les territoires ainsi que les populations
autochtones dotés d'un métal parmi cette cinquantaine.
Le smartphone est par définition destructeur avant même son utilisation:
il doit donc être abandonné au plus vite. Cela signifie que l'on doit
s'organiser collectivement pour arrêter la production de ce type de
gadget ensanglanté et écocidaire. Il faut par là même arrêter la
recherche scientifique au service des industriels, afin de ne plus
laisser des ingénieurs soutenus par des experts et technocrates décider
d'orientations technologiques qui engagent le monde vers sa fin.
Si la pensée critique est une pensée conséquente, alors de ce qui vient
d'être dit, l'extraction minière n'a de futur ni au Congo ni ailleurs.
Le seul avenir de l'extraction minière, c'est la politisation de la
technologie devenue son principal stimulant. La technologie doit
effectivement faire l'objet de débats, discussions, concertations,
arbitrages, dans le sens d'une désescalade technologique, d'une
dénumérisation de la vie, et de multiples formes de déconnexion. Chaque
assemblée, conseil, collectif, de la plus petite échelle à la plus
grande, doit se poser la question de son rapport aux technologies, en
terme de conception et d'équipement, de fonctionnement et de
démantèlement, et avant tout de besoins sociaux.
Nous devons interpeller les élites à toutes les échelles et leur exposer
la stupidité de leurs projets technologiques, boycotter les Big Tech,
soutenir les démarches juridiques contre celles-ci, exposer leur
vénalité assassine. Nous devons autant que possible mettre en place des
débats publics sur la décroissance numérique, des consultations sur la
limitation des technologies, leurs production et consommation
dévastatrices. Et continuer à exposer le développement numérique comme
étant intenable pour l'humanité et insoutenable pour la planète.
Il nous faut encore instituer collectivement et rendre
constitutionnelles la non-connexion et la déconnexion. Et par
conséquent, parmi d'autres directions, remettre de l'humain et du papier
de l'école à l'université, multiplier les espaces-temps sans écrans. De
fait, toutes initiatives, propositions, actions, qui participent à
bloquer des projets industriels qui alimentent la numérisation et
l'électrification doivent être soutenus, au même titre que tout ce qui
freine, empêche et sabote les projets miniers, la production
électronique, l'installation d'usines digitales (centres de données et
entrepôts Amazon par exemple). On ne peut qu'encourager et participer à
tout ce qui contribue à enrayer et démanteler la mégamachine
technologique mondialisée.
Si nous sommes tous pris dans les rets de l'économie numérique, nous
devons trouver des moyens collectifs de s'en échapper. Il faut poser la
question de la suspension, voire de l'abandon de la production
électronique pourtant si meurtrière. Il est urgent de briser le
fétichisme de la marchandise technologique et de discuter de la
limitation, voire de l'arrêt de la production d'écrans sur laquelle
repose l'accumulation de la domination et la puissance des Big Tech.
Firmes qui pèsent de toute leur influence pour empêcher qu'une loi
internationale n'impose une véritable traçabilité leur interdisant
d'utiliser ces métaux souillés de sang congolais.
Un front contre ces multinationales est primordial afin de limiter leurs
pouvoirs jusqu'à leur démantèlement. L'initiative lancée par
l'association Génération lumière qui a traversé la France cet été et
rassemblé des centaines de personnes pour sensibiliser la population aux
massacres générés par l'extractivisme est une première esquisse de
mobilisation collective. La lutte dans l'Allier contre la mine de
lithium, menée par l'association Stop Mines 03, avec le mot d'ordre «ni
ici ni ailleurs», en est un autre exemple. Qu'il s'agit désormais
d'intensifier et de démultiplier.
Fabien LEBRUN
Novembre 2024
Fabien Lebrun est chercheur, auteur de On achève bien les enfants.
Écrans et destructivité numérique (Le Bord de l'eau, 2020) et de
Barbarie numérique. Une autre histoire du monde connecté qui vient de
paraître aux éditions L'Échappée.
https://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article4319
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