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(fr) Liberté ouvrière - «Les hommes n'ont pas dominé la construction du mouvement ouvrier» | Entrevue avec Rolande Pinard (2019)
Date
Fri, 4 Oct 2024 20:32:56 +0100
Propos recueillis par Eugénie Bourlet, Le Nouveau Magazine littéraire,
21 janvier 2019 ---- Entretien avec Rolande Pinard, auteur de L'envers
du travail. Le genre de l'émancipation ouvrière (éditions Lux), dans
lequel elle revient sur les transformations qu'a connu le travail depuis
la révolution industrielle à travers le rôle central et méconnu qu'y ont
joué les femmes. ---- Rolande Pinard est sociologue. Elle a pratiqué la
sociologie du travail en milieu syndical puis la sociologie de l'emploi
comme chercheure indépendante. Forte d'un premier ouvrage sur l'histoire
sociologique des transformations du travail intitulé La révolution du
travail. De l'artisan au manager (éditions Liber, 2000), elle renouvelle
sa démarche en l'axant cette fois sur le rôle méconnu et primordial qu'y
ont joué les femmes. L'envers du travail. Le genre de l'émancipation
ouvrière se présente comme une analyse historique centrée dans un
premier temps sur les sursauts politiques suscités par la révolution
industrielle en Grande-Bretagne, puis sur l'essor du syndicalisme aux
Etats-Unis au début du XXe siècle. La sociologue montre que les femmes
ont été les initiatrices de la résistance première au capitalisme
industriel et à l'expansion du marché lors des food riots, les émeutes
de la faim. C'est à partir des premières lois protectrices (réduction du
temps de travail journalier, salaire minimum...) soumises à un modèle
patriarcal qu'elles ont ensuite été reléguées hors des luttes, notamment
celles des syndicalistes. Si les femmes sont depuis rentrées massivement
sur le marché du travail, c'est du fait d'une nouvelle précarisation
(frontières plus poreuses entre sphères productive et domestique,
développement des contrats à temps partiel et d'intérim...). Rolande
Pinard montre dès lors que les victoires remportées pour les droits des
travailleurs sont relatives, et pointe la nécessité pour eux de s'unir
autour de luttes communes contre un système visant à les diviser.
Quel a été l'objectif de votre ouvrage?
Rolande Pinard - J'ai voulu comprendre la transformation des sens du
travail, depuis la révolution industrielle anglaise. J'avais fait
l'exercice pour les hommes, dans un ouvrage publié en 2000. Vu l'ampleur
de la tâche que je m'étais donnée, j'ai alors décidé de ne tenir compte
que de l'expérience d'hommes, ceux qui ont dominé le mouvement ouvrier
et le syndicalisme dès le départ. Au cours des années 2000, j'ai décidé
de compléter l'analyse du point de vue des femmes - les ouvrières, les
femmes des classes laborieuses - car je ne pouvais prétendre comprendre
vraiment la transformation des sens du travail sans elles, sans tenir
compte de leur expérience, de leur rôle et de leur place dans ces
transformations.
Dans l'analyse historique que vous présentez, il apparaît que les femmes
ont joué un rôle de résistance aux changements induits par la première
révolution industrielle et l'expansion du marché. En avez-vous des exemples?
Ce sont des femmes des classes laborieuses qui ont pris l'initiative des
émeutes de la faim qui ont accompagné la transformation du marché au
cours du XVIIIe siècle, au cours de laquelle les échanges marchands se
sont intensifiés tandis que l'économie a pris une existence nationale.
Dans ce processus, les marchés locaux où acheteurs et vendeurs se
rencontraient pour l'échange, associés à «l'économie du pauvre» par
l'historien anglais E.P. Thompson, ont été envahis par les gros
négociants. Cela a entraîné l'augmentation des prix des biens essentiels
à la subsistance, d'où les émeutes de la faim, lancées par des femmes
parce qu'elles étaient traditionnellement responsables de nourrir la
famille. Elles étaient donc directement confrontées aux transformations
du marché et à leurs effets sur leur subsistance. Mais leur résistance
n'était pas qu'une affaire de subsistance; elle présentait un caractère
politique car cette transformation du marché venait abolir des droits
reconnus sous l'Ancien Régime.
Il apparaît en vous lisant que les femmes travaillaient déjà alors que
la production se faisait au sein de la sphère privée. Avaient-elles plus
de pouvoir?
Il existait alors une nécessaire solidarité familiale, une
interdépendance des membres de la famille des classes laborieuses pour
leur survie. L'idéologie patriarcale et le système juridique qui la
concrétise y étaient agissants, mais de manière moins marquée peut-être
à cause de cette interdépendance, absente dans les classes supérieures
où les femmes étaient totalement dépendantes de leur père ou mari.
En quoi le point de vue adopté a t-il remodelé votre manière d'aborder
l'histoire des luttes des mouvements ouvriers?
L'histoire des luttes qui fait apparaître les femmes montre que les
hommes n'ont pas dominé la construction du mouvement ouvrier, que des
femmes y ont participé au moins à égalité avec les hommes. C'est par la
suite que les femmes ont été exclues ou marginalisées dans les formes de
syndicalisme qui ont suivi. Le mouvement ouvrier se distingue du
syndicalisme. Le fait de tenir compte de la participation des femmes
expose clairement cette distinction: le mouvement ouvrier a été
construit par la solidarité de toutes les couches du prolétariat -
ouvriers de métier, hommes et femmes sans métier, enfants, ménagères -
et c'est ce qui en fait un mouvement d'émancipation, alors que le
syndicalisme qui a suivi a été une association exclusive par métier,
réservée à des hommes, centrés sur leur activité. Dans la seconde
période historique analysée, que je situe aux États-Unis au tournant du
XXe siècle, le fait de tenir compte des travailleuses, de leurs formes
de luttes différentes de celles des hommes de métier, fait ressortir la
radicalité du changement lié à la législation de 1935 qui imposait la
syndicalisation par entreprise: les travailleurs étatsuniens feront
désormais cause commune avec leur employeur plutôt qu'avec leurs
semblables dans la communauté.
A t-il été facile d'avoir accès à ces données sur la participation des
femmes aux luttes socio-politiques pour l'acquisition de leurs droits?
Oui, car j'ai pu profiter d'un courant de l'histoire du travail qui fait
apparaître des femmes. C'est un courant relativement récent - qui s'est
développé depuis les années 1980. Sans ces historiennes, je n'aurais pu
réaliser ce deuxième ouvrage. J'ai une dette immense envers elles que je
reconnais par les longues notes de bas de page et la longue
bibliographie. Pour répondre à votre question, la plupart d'entre elles
soulignent en effet la difficulté de procéder à l'analyse historique qui
les intéresse compte tenu de la rareté des sources contemporaines de la
période étudiée.
Il y a selon vous un lien indissociable entre la sphère familiale et la
sphère industrielle. Lequel?
Dans mon premier ouvrage, je montre que le capitalisme industriel
présente dès le départ une logique d'organisation qui doit être diffusée
dans la société pour l'actualiser, à commencer par la famille. Dès
l'apparition du capitalisme industriel, nous avons le témoignage d'un
propriétaire de fabrique (Robert Owen) qui voit la nécessité d'éloigner
les enfants de leur famille, dans les classes laborieuses, pour qu'on
leur inculque la discipline et l'importance d'un mode de vie respectueux
des exigences du nouveau système industriel.
À chaque période historique, nous retrouvons des représentants de la
classe capitaliste qui cherchent à modeler la famille ouvrière afin
qu'elle prépare et entretienne une main-d'oeuvre régulière, disciplinée,
soumise. L'un des plus célèbres est Henry Ford, au début du XXe siècle,
qui adopte sa politique des 5$ par jour afin de fidéliser sa
main-d'oeuvre, de l'américaniser (70% étaient des immigrants récents).
Pour obtenir ce salaire élevé pour l'époque, il fallait se conformer au
mode de vie décidé par Ford: femme au foyer, épargne, interdiction de
tenir pension... Des enquêteurs allaient vérifier sur place la
conformité des travailleurs aux diktats de Ford. Aujourd'hui, l'intérêt
croissant des employeurs pour la conciliation travail-famille obéit à
une semblable logique d'invasion du domicile pour favoriser la
production au travail.
Le développement du capitalisme a été selon vous rendu possible par
l'existence antérieure du patriarcat. Pouvez-vous l'expliquer?
La révolution industrielle par la mécanisation de la production était
célébrée en son temps par la possibilité qu'elle offrait aux
propriétaires d'embaucher femmes et enfants plutôt que des hommes
adultes qui coutaient plus cher. L'infériorisation économique des femmes
propre au patriarcat a donc été inscrite dès le départ dans la logique
d'exploitation propre au capitalisme industriel. Cela a éventuellement
provoqué une concurrence entre ouvriers et ouvrières quand les
propriétaires remplaçaient des hommes par des femmes, pour réduire leurs
couts salariaux. Les premiers syndicats ouvriers, qui admettaient des
femmes à leur début, les excluront après quelques décennies à cause de
cette concurrence induite par les propriétaires capitalistes. Dans la
production à domicile, les femmes et les hommes n'étaient pas en
concurrence mais solidaires les un.e.s des autres. Le patriarcat a ainsi
favorisé le développement du capitalisme parce qu'il a provoqué cette
concurrence entre ouvriers et ouvrières, qui jouait en faveur des
patrons: l'exclusion ou la marginalisation des travailleuses des formes
de syndicalisme qui ont suivi expliquent en partie l'affaiblissement
graduel du pouvoir ouvrier des hommes, et donc le renforcement de celui
du capital.
Vous opposez deux types d'objectifs des luttes féministes qui
s'opposent, soit l'égalité ou la différence. Quelles distinctions
impliquent-elles? Quels sont (si elles en ont) leurs avantages et leurs
défauts respectifs?
Les exemples utilisés pour illustrer cette opposition concernent
l'adoption de lois différentes pour les femmes et les hommes: la
réduction du temps de travail pour les femmes seulement; l'adoption du
VIIe Amendement de la Constitution (Equal rights Amendment) aux
Etats-Unis qui devait interdire les lois différentes pour les femmes.
Les tenantes de l'égalité revendiquaient les mêmes lois pour les femmes
que pour les hommes. La situation des hommes était considérée comme la
norme, qui aurait du s'appliquer aussi aux femmes, sans critique de
cette norme, ce qui a pour effet d'aggraver les inégalités. Les tenantes
de la différence arguaient du fait que les femmes ont une existence de
fait différente de celle des hommes et qu'il faut en tenir compte dans
les lois, sinon on aggrave les inégalités. Cette position peut aussi
avoir pour résultat de creuser les inégalités si la loi en consolide la
source.
Un autre point de vue a été fourni par des femmes syndicalistes
étatsuniennes, au sujet de l'Equal Rights Amendment: elles
revendiquaient que les hommes accèdent aux ‘droits' reconnus aux femmes,
notamment concernant la limite de la semaine de travail, plutôt que leur
abolition. Elles ont perdu leur cause et cela s'est éventuellement soldé
par une augmentation généralisée du temps de travail aux États-Unis. Un
exemple actuel de l'adoption partielle de la logique de ces
syndicalistes concerne le congé de maternité, aujourd'hui transformé en
congé parental dont les pères peuvent aussi se prévaloir.
En fait, l'égalité suppose la différence, sinon on est face à
l'identique. Dans mon ouvrage, je défends l'idée que l'égalité se
manifeste à travers les luttes pour apparaître dans la société, que
c'est une manifestation politique, et non un gain économique.
Finalement, il apparaît que l'échec de l'émancipation des femmes par le
travail rentre dans une impuissance plus globale des travailleurs et des
travailleuses à remporter les luttes socio-politiques contre leurs
employeurs...
Cette impuissance est le résultat de l'exclusion des femmes des suites
de l'émancipation par le travail lorsque le syndicalisme s'est
développé. Le sous-titre de mon livre - «Le genre de l'émancipation
ouvrière» - peut mener à une fausse piste, à savoir que seuls des
hommes sont concernés, alors que tout mon ouvrage montre l'inverse: des
femmes ont été davantage porteuses de cette promesse, pendant que les
hommes se sont repliés sur leur activité et leurs rapports avec leur
employeur, avec l'entreprise qui les emploie. Mon premier ouvrage,
centré sur des hommes, concluait à la totale incapacité d'envisager une
telle émancipation. Pas celui-ci, centré sur des femmes.
https://liberteouvriere.com/2024/10/03/les-hommes-nont-pas-domine-la-construction-du-mouvement-ouvrier-entrevue-avec-rolande-pinard-2019/
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