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(fr) Liberté ouvrière - Le travail contre l'emploi | Rolande Pinard (Québec, 2018)
Date
Thu, 3 Oct 2024 17:37:59 +0100
Quand Henry Ford a introduit la chaîne de montage de voitures dans son
usine de Détroit en 1913, les taux de roulement et d'absentéisme étaient
si élevés qu'il devait trouver, chaque jour, autour de 1 300
travailleurs pour garder ses effectifs à 13 000. Cette mobilité des
travailleurs, qui entraînait des couts faramineux pour les grandes
entreprises, était alors pratique courante. Cette expérience de l'usine
Ford naissante illustre deux conceptions du travail: 1) l'activité de
travail de laquelle les travailleurs cherchent à s'évader en recourant
2) au travail-marchandise - la vente de leur force de travail - par leur
mobilité sur le marché, leur passage d'un employeur à l'autre. Il n'y
avait pas de pénurie de main-d'oeuvre chez Ford, mais la mobilité des
travailleurs, qui reflétait un refus du travail à la chaîne, créait de
graves problèmes de production.
Fidéliser les salariés
Les grandes corporations apparues à cette époque, auxquelles sont
associés la destruction des métiers et le «travail en miettes»
(parcellisé par la chaîne de montage), ont cherché à s'attacher les
salariés pour assurer un fonctionnement régulier et prévisible de leur
production. Pour ce faire, elles ont tenté d'éliminer la deuxième
conception du travail, le travail-marchandise, qui conférait aux
travailleurs un vestige d'indépendance face aux patrons.
Sécurité d'emploi et sécurité de l'entreprise
À partir des années 1920, le management des grandes corporations a mis
au point des politiques de gestion du personnel visant à fidéliser les
salariés, à les rendre dépendants de l'entreprise, en améliorant leurs
conditions de travail: augmentations de salaire, promotions, vacances
seront octroyées en fonction du nombre d'années de service continu afin
d'inciter les salariés à rester dans l'entreprise. (Seuls les hommes
seront concernés par ces pratiques, les femmes étant censées quitter le
travail après le mariage.) C'est ainsi que fut instaurée l'idée de la
sécurité d'emploi, qui avait pour objectif premier d'assurer la sécurité
de l'entreprise. Aujourd'hui, on associe la sécurité d'emploi à un gain
pour les travailleurs, mais travail et emploi renvoient historiquement à
des pratiques d'acteurs socioéconomiques qui ont des intérêts opposés.
Coloniser le temps en dehors du travail
Ce modèle de l'emploi stable a dominé le monde du travail jusqu'au
milieu des années 1970, moment où le capitalisme lié aux grandes
corporations est entré en crise. Aujourd'hui, c'est par la flexibilité
que les employeurs cherchent à assurer leur sécurité. On ne revient pas
à la mobilité des travailleurs de Ford. Il s'agit plutôt du
développement de la précarité; les employés servant de zone tampon entre
l'entreprise et l'environnement. Les incertitudes liées au marché sont
absorbées par des employés gardés en réserve sans salaire et appelés
lorsque la clientèle ou la production le requiert. L'emploi flexible
colonise ainsi le temps hors travail en y diffusant la logique du temps
de travail par des horaires irréguliers et imprévus. En quelques
décennies, on est ainsi passé du rêve de la société des loisirs à la
colonisation de toute la vie par le temps de travail.
Pénurie ou rébellion?
Doit-on parler de pénurie de main-d'oeuvre ou n'est-ce pas plutôt une
rébellion contre cette colonisation? Peut-on qualifier de pénurie la
riposte des travailleurs et des travailleuses à la flexibilité;
profitant de liens d'emploi distendus pour s'en distancer? S'il y a
pénurie, la logique marchande, que les employeurs connaissent bien,
voudrait que la main-d'oeuvre s'en trouve revalorisée, par exemple par
une hausse des salaires jusque chez les salariés peu ou pas qualifiés.
Or la pénurie supposée ne s'est pas traduite, à ce jour, par
l'amélioration des salaires et des conditions d'emploi pour la plupart
des salariés. Il peut y avoir pénurie de compétences dans certains
métiers ou professions, mais tant que les employeurs sont en mesure de
résister à des hausses généralisées de salaires, on ne peut parler de
pénurie de main-d'oeuvre.
L'emploi flexible est favorable aux employeurs dans la mesure où les
salariés leur restent attachés et peuvent être convoqués en quantité
voulue, au moment voulu. Mais la mobilité des travailleurs et des
travailleuses d'un employeur à l'autre nuit à ce scénario. Cette
mobilité peut être provoquée par le pouvoir de négociation que confère
une pénurie de compétences particulières ou être attribuable au fait que
tous les petits boulots se ressemblent et qu'on n'hésite pas à passer de
l'un à l'autre pour tenter d'améliorer son sort. Dans les deux cas
toutefois, l'opposition du travail et de l'emploi fait intervenir une
stratégie individuelle liée au travail-marchandise, et donc à la
concurrence sur le marché. Ce sens marchand assujettit les salariés au
contexte économique du moment, rendant leurs gains incertains. Pour les
salariés, seul le sens social-politique du travail, la lutte contre
l'exploitation, la défense des droits et la recherche de la solidarité
permet de pérenniser les gains, obtenus par une action collective plutôt
que par une stratégie individuelle dépendante du contexte économique
ambiant.
https://liberteouvriere.com/2024/10/02/le-travail-contre-lemploi-rolande-pinard-quebec-2018/
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